Quel est le sens du positionnement de la CFDT sur le projet de loi El Khomri ?
Réponses de Laurent Berger.
Pourquoi la CFDT s’est-elle dans un premier temps opposée au projet de loi Travail, sans pour autant demander son retrait ?
Il faut rappeler les deux ambitions initiales de ce projet de loi : le renforcement de la négociation collective préconisé dans le rapport Combrexelle sur « La négociation collective, le travail et l’emploi » et le compte social personnel, que la CFDT revendique depuis longtemps, c’est-à-dire le principe de droits attachés à la personne quel que soit son statut, que le gouvernement a intégré sous l’appellation de compte personnel d’activité (CPA).
Le problème, c’est que ces deux ambitions étaient insuffisamment développées et cachées par deux verrues : la vision libérale selon laquelle pour créer des emplois il faudrait pouvoir licencier plus facilement, et l’idée que si la négociation n’aboutit pas, on peut s’en passer et laisser l’employeur décider seul, le tout avec un droit s’appliquant en l’absence d’accord très inférieur à ce qu’il est aujourd’hui. C’était tout simplement inacceptable !
Qu’est-ce qui a changé ?
On s’est battu pour changer le contenu du texte, en intersyndicale et en faisant des propositions point par point. Le gouvernement a reculé sur le plafonnement des dommages et intérêts prud’hommes, il a encadré le licenciement économique, il a ramené au niveau du droit actuel ce qui s’appliquera s’il n’y a pas d’accord. Et il n’y a pas eu que des reculs du gouvernement mais aussi des avancées.
Le CPA a été considérablement enrichi, nous avons obtenu la généralisation de la « garantie jeunes », l’affirmation du mandatement syndical. Résultat, on est passé d’un texte inacceptable à un texte qui comporte nos deux ambitions. Et on continue de peser pour encore l’améliorer.
ON EST PASSÉ D’UN TEXTE INACCEPTABLE À UN TEXTE QUI COMPORTE NOS DEUX AMBITIONS. ET ON CONTINUE DE PESER POUR ENCORE L’AMÉLIORER.
Pour peser, pourquoi ne pas avoir joué la carte de l’unité syndicale
en se mobilisant dans la rue avec les autres syndicats ?
La CFDT n’allait pas réclamer le retrait d’un projet de loi qui va dans le sens de ce que nous revendiquons depuis des années sur la place de la négociation collective et la sécurisation des parcours de tous les travailleurs – salariés, agents publics, indépendants. Je comprends l’exaspération, notamment de nos militants, face à un gouvernement incapable de fixer un cap, d’expliquer les mutations en cours, qui multiplie les erreurs, voire les fautes, avec le débat sur la déchéance de nationalité.
On aurait pu nourrir le mythe de l’unité syndicale, aller dans la rue, crier un bon coup. Mais pour quoi faire ? Je veux dire : on peut s’unir sur des choses qu’on partage – et c’est que nous avons fait avec plusieurs organisations syndicales, dont la CGT, sur le rôle du syndicalisme dans le vivre-ensemble ou face au Front national – mais on ne peut pas construire uniquement sur le rejet de quelque chose. À un moment, il faut acter que nous n’avons pas la même lecture des évolutions du monde.
Pourquoi la CFDT revendique-t-elle le renforcement du rôle
de la négociation collective ?
Historiquement, la CFDT est construite sur l’idée que le syndicalisme tire sa légitimité de son rôle dans l’entreprise. C’est pour cela que nous nous sommes battus et avons obtenu la création de la section syndicale en 1968 ; les lois Auroux, en 1982, qui ont notamment créé la négociation annuelle obligatoire ; la réforme de la représentativité de 2008, qui assoit la légitimité syndicale sur le vote des salariés et le principe de la majorité d’engagement ; l’accord sur la sécurisation de l’emploi, qui renforce la participation à la stratégie de l’entreprise à travers l’information-consultation et la présence d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration ; la modernisation du dialogue social, qui regroupe les temps d’information-consultation et de négociation pour plus d’efficacité.
Avec la place accrue donnée à la négociation collective dans le projet de loi El Khomri, nous sommes dans le droit fil de l’histoire que nous avons participé à construire. C’est la dernière brique du renforcement de la négociation collective.
POUR NOUS, L’ENTREPRISE EST
UN LIEU DE POUVOIR, ET LE PARTAGE DE CELUI-CI PASSE PAR LA NÉGOCIATION ET LE RENFORCEMENT DES ÉLUS SYNDICAUX.
Cette approche puise sa source dans notre conception de l’entreprise. Pour nous, ce n’est pas le lieu du compromis fordiste où le partage entre la force de travail et le fruit de la richesse créée passe par un seul homme, le chef, auquel il faut dès lors s’opposer. Pour nous, l’entreprise est un lieu de pouvoir, et le partage de celui-ci passe par la négociation et le renforcement des élus syndicaux. Évidemment, ça nous distingue dans le paysage syndical.
Justement, beaucoup de militants et d’adhérents, dans les entreprises
et les services publics, disent à quel point le quotidien est difficile et
le dialogue tendu, voire inexistant…
LE DIALOGUE SOCIAL, CE N’EST
PAS UN ARRANGEMENT ENTRE AMIS : C’EST UN DES ÉLÉMENTS
DU RAPPORT DE FORCE.
Il y a un problème de loyauté du patronat, qui a adopté une ligne très réactionnaire. Et un problème de l’employeur public, qui pense que le dialogue social, c’est très bien… pour les autres. Mais tous les employeurs ne partagent pas ce point de vue. Il y a beaucoup d’endroits où des choses se font, on ne le dit pas assez. Le dialogue social, ce n’est pas un arrangement entre amis : c’est un des éléments du rapport de force.
Plus que jamais, notre rôle d’organisation syndicale est de soutenir les militants : Confédération, fédérations, unions régionales, syndicats, toute notre énergie doit être donnée à ce soutien aux militants. Mais je tiens à souligner que cette loi ne rendra pas la vie plus ou moins facile ; elle donne juste plus de pouvoir aux représentants du personnel. S’il n’y a pas de négociation, rien ne change dans le code du travail – sauf les sécurités nouvelles que nous avons obtenues comme le CPA. C’est notre principale victoire sur ce dossier.
Comment expliques-tu malgré tout la mobilisation sur ce projet de loi, notamment des jeunes, ou des mouvements comme Nuit debout ?
Le gouvernement a géré ce dossier de manière catastrophique, et ce texte est arrivé à un moment de défiance généralisée vis-à-vis de la classe politique. Mais au-delà, il y a un certain paradoxe français : d’un côté, on attend l’homme (ou la femme) providentiel(le) qui résoudra tous les problèmes, on réclame une loi uniforme qui ne change pas dans un monde qui change ; de l’autre, on est à un moment où les gens aspirent à reprendre leur vie en main concrètement, localement.
C’est précisément l’idée de cette loi que de donner aux salariés le pouvoir d’agir sur leur réalité. C’est cela, l’émancipation individuelle et collective portée depuis toujours par la CFDT : c’est reprendre le pouvoir ! C’est notre combat syndical. Alors, c’est vrai, ce n’est pas un chemin facile.
Mais on n’a pas le droit de renoncer à donner des marges de manœuvre aux représentants des salariés pour partir de leur réalité et construire le progrès. C’est comme cela que nous redonnerons des couleurs à la démocratie, qui en a tant besoin.
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